N’est pas agriculteur qui veut : Les contrôles de l’Etat sur les transferts de propriétés et d’exploitations agricoles (première partie)
Les professionnels et les acteurs du monde agricole sont régulièrement confrontés, depuis des décennies, à deux grands types de contrôles destinés à mettre en œuvre la politique d’orientation agricole de l’Etat, sujet d’intérêt général s’il en est.
Le premier, qui s’applique aux mutations de propriétés agricoles, est confié à la SAFER et sera étudié dans cet article.
Le second, qui concerne les changements qui peuvent intervenir dans les exploitations agricoles, sera évoqué dans un prochain article.
MISSIONS DES SAFER :
Les S.A.F.E.R (Sociétés d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural), qui sont aujourd’hui au nombre de 26, ont été créées par la Loi d’Orientation Agricole de 1960 sous forme de personnes morales de droit privé (sociétés anonymes), sans but lucratif, sous tutelle des ministères de l’Agriculture et des Finances.
Leurs objectifs initiaux consistaient à réorganiser les exploitations agricoles, dans le cadre de la mise en place d’une agriculture plus productive et de l’installation de jeunes agriculteurs, par la régulation et la maîtrise du marché foncier agricole.
Elles sont désormais investies de larges missions d’intérêt général :
- Protection des espaces agricoles, naturel et forestiers, en favorisant l’installation, le maintien et la consolidation d’exploitations agricoles afin que celles-ci atteignent une dimension économique viable au regard du SDREA, ainsi que l’amélioration de la répartition parcellaire des exploitations. Ces interventions doivent concourir à la diversité des systèmes de production, notamment ceux permettant de combiner les performances économique, sociale et environnementale et ceux relevant de l’agriculture biologique.
- Diversité des paysages, protection des ressources naturelles et maintien de la diversité biologique ;
- Développement durable des territoires ruraux ;
- Transparence et régulation du marché foncier.
- Les SAFER ont également pour mission de lutter contre la spéculation foncière et le développement urbain en devenant des instruments d’aménagement et de développement rural et forestier, contribuant notamment à la protection de l’environnement et des paysages.
OBJECTIFS DU DROIT DE PREEMPTION
Le principal moyen d’action des SAFER est le droit de préemption qui lui a été conféré en 1962 et qui peut (car la SAFER n’est jamais « obligée » de préempter) être utilisé pour remplir un ou plusieurs des objectifs suivants (version 2014) :
1° L’installation, la réinstallation ou le maintien des agriculteurs ;
2° La consolidation d’exploitations afin de permettre à celles-ci d’atteindre une dimension économique viable au regard des critères du schéma directeur régional des exploitations agricoles et l’amélioration de la répartition parcellaire des exploitations existantes, conformément au SDREA.
3° La préservation de l’équilibre des exploitations lorsqu’il est compromis par l’emprise de travaux d’intérêt public ;
4° La sauvegarde du caractère familial de l’exploitation ;
5° La lutte contre la spéculation foncière ;
6° La conservation d’exploitations viables existantes lorsqu’elle est compromise par la cession séparée des terres et de bâtiments d’habitation ou d’exploitation ;
7° La mise en valeur et la protection de la forêt ainsi que l’amélioration des structures sylvicoles dans le cadre des conventions passées avec l’État ;
8° La protection de l’environnement, principalement par la mise en œuvre de pratiques agricoles adaptées, dans le cadre de stratégies définies par l’État, les collectivités territoriales ou leurs établissements publics ou approuvées par ces personnes ;
9° La protection et la mise en valeur des espaces agricoles et naturels périurbains (préemption pour le compte des collectivités).
Chose importante et souvent ignorée, il n’existe pas de hiérarchie entre ces différents objectifs et la SAFER peut motiver ses décisions de préemption et de rétrocession (après avis du comité technique et des commissaires du gouvernement) par référence à l’un et/ou l’autre de ces objectifs (mais en faisant état d’éléments concrets), ce qui rend relativement difficile toute éventuelle contestation judiciaire (devant les juridictions civiles), sauf en cas d’abus manifeste ou d’erreur de « procédure » qui sont désormais de plus en plus rares.
Par ailleurs, la contestation de la décision de préemption peut présenter un intérêt certain pour l’acheteur initial évincé par la préemption SAFER qui emportera finalement la vente en cas de succès de son action.
En revanche, l’action dirigée contre la seule décision de rétrocession paraît relativement peu intéressante pour l’acheteur évincé dans la mesure où, en cas de succès, la SAFER redevient propriétaire du bien dont la rétrocession est annulée et elle n’a plus qu’à remettre en œuvre une procédure de rétrocession que le contestataire n’est pas assuré de remporter, les Tribunaux n’ayant pas le pouvoir de substituer le demandeur à l’action au rétrocessionnaire qui avait été retenu par la SAFER.
CHAMP D’APPLICATION DU DROIT DE PREEMPTION
Classiquement, le droit de préemption de la SAFER s’applique aux aliénations d’immeubles agricoles à titre onéreux, telle que la vente, quelle que soit la forme revêtue par l’acte translatif (vente de gré à gré, adjudications volontaires ou forcées, apports en société), hors les cessions dans le cadre des procédures collectives.
Toutefois, certaines aliénations particulières échappent au droit de préemption, tels que :
- les échanges,
- ainsi que les partages d’indivision et cessions entre indivisaires, dépourvus d’effet translatif,
- ou encore les apports de biens à un groupement foncier agricole ou rural constitué entre membres de la même famille jusqu’au quatrième degré inclus,
- et les apports faits à un tel groupement par un propriétaire exploitant lesdits biens.
Par ailleurs, le droit de préemption du fermier en place depuis plus de 3 ans prime, classiquement, celui de la SAFER (d’où l’intérêt de louer un bien agricole avant de l’acheter, si toutefois le bail n’est pas « fictif » et que le preneur est en règle au regard du contrôle des structures…).
PROCEDURE
La notification des conditions de la vente faite à la SAFER par le Notaire du vendeur (ou par le rédacteur d’acte pour les droits sociaux) vaut offre de vente et, en cas d’exercice de son droit par la SAFER, la vente est parfaite, sans que les parties originelles ne puissent soumettre la validité de la vente à une condition de non exercice de son droit de préemption par la SAFER (ne s’applique cependant pas aux apports en société qui peuvent être réalisés sous condition de non-préemption de la SAFER).
Précisons que la SAFER peut contester le prix qui est fixé entre les parties originelles et en proposer un moindre, ne laissant alors au vendeur d’autre ressource que :
- de l’accepter,
- de demander la fixation judiciaire du prix,
- ou de retirer le bien de la vente (son silence pendant 6 mois valant acceptation du prix proposé par la SAFER, sauf s’il décède pendant ce délai), même en cas de fixation judiciaire qui ne le satisfait pas.
ELARGISSEMENT DU DROIT DE PREEMPTION PAR LA LOI DE 2014
Afin de contrecarrer diverses tentatives de contournement, la loi d’Avenir pour l’Agriculture et la Forêt du 13 octobre 2014 a étendu, à compter du 1er janvier 2016, le droit de préemption des SAFER :
Aux cessions de parts sociales ou actions de sociétés (de forme civile ou commerciale) à objet principalement agricole lorsque 100 % du capital est transmis et pour l’installation d’un agriculteur.Cette réforme laisse les commentateurs quelque peu dubitatifs dans la mesure où :
- Il semble presque « trop » aisé d’échapper à la préemption en ne cédant pas 100 % du capital de la société ou en le cédant en deux temps…
- Certaines sociétés doivent avoir plusieurs associés (SA ou GAEC) et/ou ne peuvent avoir que des associés personnes physiques exploitants (GAEC) ce qui implique que la SAFER dispose immédiatement de candidats à la rétrocession remplissant ces conditions ;
- Même si des informations financières doivent être communiquées à la SAFER par le rédacteur de l’acte (bilans, etc.), une cession de titres est souvent complexe et périlleuse pour l’acquéreur et suppose en pratique de nombreuses investigations et audits préalables (juridique, comptables, financiers, sociaux, techniques, etc.) que la SAFER n’aura peut-être pas le temps ni les moyens de conduire (ce qui devrait la conduire à la plus grande prudence…) ;
Aux donations (cessions à titre gratuit), à moins qu’elles ne soient réalisées dans le cadre familial (entre ascendants et descendants, entre collatéraux jusqu’au 6ème degré, entre époux ou partenaires de pacs ou entre une personne et les descendants de son conjoint ou partenaire de pacs). Attention, dès lors, de ne pas « sous-évaluer » les biens dans la donation à un tiers à la famille comme on peut être tenté de le faire pour chercher à limiter l’assiette des droits de donation…
Aux aliénations à titre onéreux de l’usufruit ou de la nue-propriété (hors les cas où l’acquisition qui lui est notifiée a pour objet de reconstituer la pleine propriété d’un bien). L’acquisition prioritaire de la nue-propriété est cependant subordonnée à des conditions spéciales : lorsqu’elle détient déjà l’usufruit du même bien, lorsqu’elle est en mesure d’acquérir l’usufruit concomitamment (difficile…) ou lorsque la durée de l’usufruit restant à courir ne dépasse pas deux ans (ce qui exclut tous les usufruits viagers dont le terme est incertain).
Notons que le Conseil Constitutionnel a censuré une disposition de la Loi qui permettait aux SAFER de préempter la nue-propriété dans le but de la rétrocéder dans les 5 ans à l’usufruitier, faute de garantie légale pour faire respecter ce délai.
Enfin, la loi de 2014 a créé un droit de préemption « partiel » en cas de cession de biens mixtes (vente simultanée de biens indivisibles soumis au droit de préemption et d’autres qui ne le sont pas), avec faculté pour le vendeur, toutefois, d’exiger que la préemption porte sur le tout ou de solliciter une indemnisation pour compenser la perte de valeur des immeubles non préemptés.
ACTIVITE DES SAFER
A titre illustratif, les SAFER ont exercé en France 1.360 préemptions en 2012 (souvent sur demande d’un acquéreur potentiel tiers à la vente notifiée…), pour une surface de 6.900 ha et une valeur de 53 M€ (0,7% du nombre total des notifications de vente transmises par les notaires aux SAFER).
Toutefois ces acquisitions par préemption ne représentent que 14% du nombre, 8% de la surface et 5% de la valeur de l’ensemble des acquisitions réalisées par les SAFER.
Cela signifie que les vendeurs de biens susceptibles d’être préemptés privilégient généralement les ventes amiables à la SAFER en lui consentant une promesse de vente avec faculté de substitution.
Pour un autre exemple plus récent et plus proche de nous, en 2015, la SAFER Aquitaine Atlantique a réalisé en Gironde 533 acquisitions pour 2098 ha (26 %, en surface, du marché foncier accessible, c’est-à-dire l’ensemble des biens notifiés à la SAFER à l’exception des achats des fermiers en place et des exemptions, et 13 % en valeur) pour une valeur de 85,2 M€, dont 71 ha seulement acquis par l’exercice du droit de préemption, soit moins de 3,5 %.
80 % de ces acquisitions concernent des lots inférieurs à 5 ha et les ¾ des opérations portent sur des biens d’une valeur inférieure à 75.000 € (10 % sur des biens d’une valeur supérieure à 300.000 €), ce qui démontre la forte implication de la SAFER sur les simples mutations de parcelles dans un but de restructuration foncière, plus que sur les propriétés entières.
L’acquéreur d’un bien agricole qui n’a pas été évincé par la SAFER (ou celui qui a finalement choisi de le prendre à bail) va se heurter à un second obstacle étatique de taille : le contrôle des structures, qui sera étudié dans le prochain article. A suivre, donc…
Wladimir BLANCHY
Avocat au Barreau de Bordeaux
Associé du cabinet de SEZE & BLANCHY – JPA WINE & SPIRITS
w.blanchy@dsb-avocats.com