Le bail rural à long terme cessible hors du cadre familial, le mal aimé

Alors que le caractère intuitu personae du bail à ferme faisait de sa cession par le preneur l’un des grand péchés mortels du statut d’ordre public du fermage (à l’exception notable, avec l’autorisation du bailleur ou du tribunal paritaire des baux ruraux, de la cession à un descendant du preneur ou à son conjoint ou partenaire de pacs), la loi d’orientation agricole du 5 janvier 2006, complétée par la loi de modernisation de l’agriculture et de la pêche 27 juillet 2010 a « révolutionné » la matière en créant le « bail cessible hors du cadre familial », régi par les nouveaux articles L. 418-1 et suivants du Code Rural et de la Pêche Maritime (ci-après CRPM).

Cette création répond à l’absence, en droit français, de notion de « fonds rural » ou de consécration d’une véritable « entreprise agricole autonome » qui bénéficierait d’une certaine valeur.

Une partie très importante des superficies agricoles françaises sont, en effet, exploitées au moyen de baux à ferme et les preneurs se voient privés de céder les baux dont ils sont personnellement titulaires à un repreneur de leur exploitation extérieur à leur famille.

Autant dire que leur exploitation ne vaut pas grand-chose au moment où ils souhaitent prendre leur retraite au contraire, par exemple, de l’exploitation du commerçant qui peut toujours céder son bail commercial avec les autres éléments de son fonds de commerce et ainsi bénéficier d’un (petit ou gros) pécule en fin de sa carrière.

Le législateur a donc souhaité remédier à cette situation avec le bail cessible hors du cadre familial, mais l’on constate en pratique un désintérêt certain pour ce type de contrat, alors que les avantages accordés par la Loi tant au bailleur qu’au preneur sont loin d’être anodins.

Rappelons d’abord quelques conditions spécifiques à la conclusion de ce type de bail.

I. La conclusion du bail cessible hors du cadre familial

Pour synthétiser, il s’agit :

  • D’un bail à long terme (au moins 18 ans) ;
  • Qui doit être reçu en la forme authentique (par acte notarié) et publié ;
  • Qui doit contenir une clause autorisant le locataire à céder son bail à d’autres personnes que son conjoint ou partenaire de pacs participant à l’exploitation ou que ses descendants et mentionner expressément que les parties entendent qu’il soit soumis aux dispositions du chapitre VIII du livre IV du titre Ier du CRPM. A défaut de ces stipulations, le bail ne serait plus « cessible hors du cadre familial », mais un simple bail rural à long terme.

La capacité et les pouvoirs exigés du propriétaire qui entend conclure un tel bail cessible sont celles du droit commun du fermage.

Doit y être annexé, comme prévu par le Code de l’Environnement, un état des risques technologiques et naturels et de pollution des sols ainsi que les diagnostics amiante, plomb, performance énergétique, gaz et électricité en présence de bâtiments, à défaut de quoi le preneur pourrait solliciter la résiliation du bail ou une réduction du fermage.

Naturellement, le preneur doit être en règle avec le contrôle des structures et l’établissement d’un état des lieux d’entrée, même s’il n’est pas une condition de validité du bail, est vivement conseillé, spécialement pour apprécier en fin de bail les améliorations réalisées par le preneur lui ouvrant droit à indemnité.

Il est renouvelable à son échéance par périodes de 9 ans, sauf congé donné par le bailleur (cf. plus loin).

Les obligations générales du bailleur (délivrance, maintien de la qualité et de la permanence des plantations, etc.) et du preneur (entretien, paiement des loyers, etc.) prévues tant dans le CRPM que dans le code civil restent, dans leur grande majorité, applicables, mais le législateur a prévu un certain nombre de dérogations pour tenter promouvoir la conclusion de tels baux.

II. Avantages consentis aux bailleurs

  1. Fermage majoré et « coup de chapeau »

Le contrat de bail à ferme est soumis à un statut d’ordre public ne laissant que très peu de place à la négociation de ses clauses et conditions entre les parties et le loyer, notamment, doit s’inscrire dans des fourchettes de prix (ou de quantité de denrées pour les cultures pérennes, cf. le fameux loyer d’un tonneau de vin pour un hectare de vigne) fixées par arrêtés préfectoraux.

Les bailleurs pouvaient déjà, dans les baux à long terme de 18 ans ou plus, majorer le fermage « normal » (jusqu’à + 20 % en Gironde selon le dernier arrêté préfectoral du 8 décembre 2021).

Le législateur va beaucoup plus loin en autorisant, dans les baux cessibles hors du cadre familial, une majoration du fermage jusqu’à 50 %, en sus de la majoration déjà applicable au bail à long terme.

Ainsi, l’hectare de vigne dont la valeur locative « normale » est par exemple de 9 hl de vin d’AOC pourra, si le preneur le veut bien mais sans risque de réduction judiciaire du fermage, être loué au prix de 9 hl x 20 % = 10,8 hl x 50 % = 16,2 hl/ha. Idem pour les bâtiments d’exploitation et d’habitation.

Le loyer et les clauses dérogatoires stipulés à l’origine ne pourront pas être judiciairement modifié au moment du renouvellement du bail.

Autre avantage pour le bailleur, par dérogation aux dispositions de l’article L. 411-31-I-1° CRPM un seul défaut de paiement du loyer et des charges au terme convenu (au lieu de 2 en droit commun des baux ruraux), après mise en demeure par acte extrajudiciaire restée infructueuse pendant 3 mois, suffit au bailleur pour demander en justice la résiliation du bail, sauf raisons sérieuses et légitimes (art. L. 418-3, al. 2). Le juge saisi par le preneur avant l’expiration du délai de 3 mois ci-avant peut en effet lui accorder un délai de paiement durant lequel l’action en résiliation sera suspendue.

Enfin, sont écartées non seulement les règles de droit commun relatives à la prohibition du pas-de-porte lors de la cession du bail intervenant entre preneur entrant et preneur sortant, mais également à la prohibition du « coup de chapeau » qui permet au bailleur de demander au preneur de lui régler un « droit d’entrée » à l’occasion de la conclusion du bail. Le traitement fiscal de ce « coup de chapeau » reste toutefois incertain (indemnité de dépréciation ou complément de loyer ?).

  1. Les charges

Pas de dérogations particulières au droit commun du fermage s’agissant des impôts et taxes, mais les Parties peuvent prévoir « une répartition différente de la charge du paiement des primes d’assurances contre l’incendie des bâtiments loués prescrite par le premier alinéa de l’article L. 415-3 », c’est-à-dire, concrètement, de le mettre à la charge du preneur.

  1. Le refus de renouvellement

Comme dans le cadre d’un bail à ferme classique, le bailleur peut signifier au preneur, au moins 18 mois avant le terme du bail en cours, un congé fondé sur un motif de non renouvellement relevant d’un comportement fautif du fermier (qui sont également des motifs de résiliation judiciaire, par ex. défaut de paiement du fermage, agissements de nature à compromettre la bonne exploitation du fonds, non-respect des clauses imposant certaines pratiques culturales préservant l’environnement, sous-location, apport non autorisé à une société, etc.).

Dans ce cas, le congé peut être contesté par le preneur devant le TPBR, mais s’il est validé (ou à plus forte raison non contesté), le bailleur ne doit aucune indemnité spécifique au preneur (à l’exception des éventuelles indemnités au preneur sortant pour améliorations).

Dans le bail cessible hors du cadre familial, par dérogation au droit commun, le bailleur peut faire signifier un congé non motivé à la fin du bail initial ou de l’un de ses renouvellements.

Dans ce cas, il est toutefois tenu d’indemniser le preneur du préjudice que lui cause le défaut de renouvellement (indemnité également applicable en cas de congé fondé sur l’âge du preneur, sur l’agrandissement d’une autre exploitation donnée à bail, sur le changement de la destination des biens loués ou, a priori[1], sur l’exercice du droit de reprise et pouvant s’ajouter, le cas échéant, aux indemnités de fin de bail pour améliorations).

On parle ici, comme en matière de baux commerciaux, d’« indemnité d’éviction » ayant pour objet d’indemniser le préjudice causé au preneur par le défaut de renouvellement, qui comprend notamment, sauf si le bailleur apporte la preuve que le préjudice est moindre, la dépréciation du fonds du preneur, les frais normaux de déménagement et de réinstallation, ainsi que les frais et droits de mutation à payer pour acquérir un bail de même valeur.

L’expérience des baux commerciaux montre que cette indemnité peut atteindre des sommes dissuasives pour le bailleur (parfois supérieures à la valeur de l’immeuble loué…), ce qui pourrait être une raison de l’insuccès, côté bailleurs, de cette forme de bail

  1. Limitation des droits de préemption

C’est la hantise de tous propriétaires de foncier agricole qui souhaitent vendre : vais-je être préempté par la SAFER ou par mon fermier et, surtout, ces derniers vont-ils réclamer une réduction du prix convenu avec mon acquéreur initial ?

Le bail cessible hors du cadre familial vient à leur rescousse :

  • En privant la SAFER de son droit de préemption, quel que soit l’acquéreur (tiers acquéreur ou preneur en place) lorsque le bail a été conclu depuis 3 ans au moins (il faudra toutefois notifier l’opération à la SAFER locale) ;
  • En privant le preneur en place qui souhaite préempter de sa faculté de discuter le prix de cession convenu avec le tiers acquéreur lorsque le bail a été conclu depuis 3 ans au moins.

Ces faveurs inédites accordées par la Loi aux bailleurs de baux cessibles en dehors du cadre familial revêtent une importante pratique certaine.

  1. Les avantages fiscaux

Last but not least, afin d’inciter les propriétaires à conclure des baux cessibles hors du cadre familial, le législateur a aligné le régime fiscal de ces baux sur celui des baux ruraux à long terme, dont le succès n’est plus à démontrer.

Les baux cessibles en dehors du cadre familial permettent donc aux propriétaires bailleurs de bénéficier :

  • De l’exonération de la taxe de publicité foncière lors de la conclusion du bail ;
  • De la réduction du taux de ladite taxe en cas d’acquisition de certains immeubles ruraux moyennant l’engagement de les donner à bail cessible à un jeune agriculteur bénéficiant des aides à l’installation ;
  • Du régime d’exonération partielle des droits de mutation à titre gratuit concernant les parts de groupements fonciers agricoles non exploitants ou les biens loués directement par bail cessible ;
  • Et de l’exonération, partielle ou totale selon les cas, de l’impôt sur la fortune immobilière concernant lesdites parts ou lesdits biens.

III. L’avantage consenti au preneur

La faculté de céder son droit au bail à titre onéreux à la personne physique ou morale de son choix constitue l’avantage essentiel, voire exclusif, consenti au preneur par le législateur, ce qui est loin d’être négligeable dès lors qu’elle permet au fermier personne physique de valoriser le bail dont il est titulaire ainsi que son travail et ses investissements sur l’exploitation et d’inclure le droit au bail dans les éléments d’un « fonds rural » cessible à titre onéreux, comme l’ont toujours fait les commerçants avec leur fonds de commerce.

Quelques points de droit sont tout de même à souligner :

  1. À peine de nullité de la cession et de résiliation du bail, le locataire souhaitant céder son bail doit notifier au bailleur, par LRAR, un projet de cession mentionnant l’identité du cessionnaire pressenti et la date de la cession projetée.
  2. Cette information préalable permet au bailleur de s’opposer à l’opération en se prévalant d’un « motif légitime » (défaut de garanties suffisantes du cessionnaire pour assurer la bonne exploitation du fonds, par exemple) et en saisissant le tribunal paritaire des baux ruraux dans le délai de 2 mois à compter de la réception de la notification, à défaut de quoi il est réputé accepter la cession.
  3. En cas de bail cédé isolément, le bailleur pourra également demander à bénéficier du pacte de préférence qui aurait pu être stipulé en sa faveur lors de la conclusion du bail.
  4. Le cessionnaire doit être en conformité avec la règlementation sur le contrôle des structures.
  5. La cession de bail doit ensuite être constatée par écrit et notifiée au bailleur.
  6. La sous-location demeure interdite (sauf exceptions déjà admises par le régime de droit commun du statut du fermage (sous-location de bâtiments d’habitation, sous-location saisonnière pour un usage de vacances ou de loisirs, hébergement des parents du preneur dans les locaux d’habitation compris dans le bail, échange en jouissance et la sous-location de parcelles sous réserve du respect des conditions légales).

Alors, pourquoi un tel désintérêt pour ce type de bail dans le monde agricole ?

La réponse paraît assez simple : pourquoi un preneur paierait-il quasiment le double du loyer normal pour obtenir la faculté de céder en dehors du cadre familial le ou les baux qui lui ont été consentis alors qu’il lui suffit de faire en sorte que ces baux soient directement conclus au profit d’une société d’exploitation qui en demeurera titulaire lorsque ses parts sociales seront cédées à un tiers sans que le bailleur ne puisse s’y opposer ?

On se demande donc finalement si les avantages consentis au bailleur par la Loi ne dépassent pas ceux dont pourrait bénéficier le fermier à qui l’on ne peut que conseiller d’exploiter au moyen d’une structure sociétaire personnellement titulaire des baux.

Stéphane de SEZE et Wladimir BLANCHY, avocats associés, cabinet de SEZE & BLANCHY

[1] Un débat doctrinal, non tranché par la jurisprudence, existant sur ce sujet…