LA MINORATION POUR CAUSE DE BAIL OU COMMENT ESTIMER LA MOINS-VALUE D’UN BIEN LOUE PAR BAIL RURAL ?

S’il est un sujet récurrent en matière de baux ruraux, c’est bien celui de la valeur du bail rural grevant un bien agricole.

La question touche autant le domaine du droit des successions lorsqu’il faut évaluer un bien loué dans un partage, le droit fiscal (donation, succession, valorisation IFI) ou encore le droit des baux à ferme lorsqu’il faut évaluer un bien en cas de contestation de valeur à l’occasion du droit de préemption du fermier.

A titre liminaire, il faut préciser qu’en matière de droit rural (et sauf cas particulier des baux cessibles prévus aux articles L 418-1 et suivants du Code rural et de la Pêche Maritime  ou des cessions entre conjoints ou descendants de l’article L 411-35), le bail rural n’est pas cessible et n’a donc pas de valeur intrinsèque. Sa cession ou même sa valorisation sont d’ailleurs puni pénalement par l’article L 411-74 du même code d’une peine pouvant aller jusqu’à deux ans de prison et d’une amende de 30.000 €.

Il n’en constitue pas moins un droit incorporel ayant une valeur théorique puisqu’il peut être cédé indirectement par la vente des parts de la société fermière et cela sans que cette vente ne puisse être requalifiée de cession de bail  (Cass. Civ. 3, 10 février 1999 n° 97-17.118. GFA Château Giscours c/ SE du Château Giscours) ou encore faire l’objet d’une indemnité de rupture anticipée lorsque le fermier accepte amiablement de le résilier afin de permettre au propriétaire de vendre son bien libre de toute occupation.  

Il peut également être valorisé par le biais du profit retiré par ce droit d’exploiter (ou la perte de profit du preneur si le bail était résilié) ou encore par la moins-value que représente ce droit sur une éventuelle cession du foncier.

Toute la difficulté réside dans le fait qu’il n’existe aucune règle légale ou règlementaire pour évaluer les incidences de l’existence d’un bail, les juges du fond pouvant par ailleurs souverainement fixer, voire, écarter, la moins-value liée au bail – (Cass. Civ. 3, 12 octobre 1994).

La pratique démontre qu’il y a autant de méthodes d’évaluation que d’experts fonciers, chacun appliquant sa propre méthode, ce qui amène parfois à des écarts d’évaluation importants lorsque plusieurs experts sont chargés d’évaluer le même bien.

Il est donc important de faire le point à la fois sur le principe même de cet abattement mais également sur les méthodes proposées.

A – SUR LE PRINCIPE DE L’ABATTEMENT DE VALEUR AU REGARD DE LA SITUATION LOCATIVE

Le principal facteur en ce domaine est bien évidemment lié aux dispositions légales entourant le statut du fermage que ce soit au regard de la durée du bail, de la fixation règlementaire des prix de location, du droit de préemption ou du droit au renouvellement du bail, lesquelles constituent une restriction sérieuse à la libre disposition des biens donnés à bail entrainant nécessairement une moins-value.

Il a même été jugé que cette moins-value devait profiter au fermier lorsque celui-ci, dans le cadre de son droit de préemption, entendait contester le prix qui lui avait été notifié (Cass. Civ. 3, 9 novembre 2011 n° 10-24.687).

L’importance de cette moins-value est fonction des particularités propres à chaque situation et notamment de la durée du bail restant à courir et des facultés d’opposition à renouvellement.

Il faut toutefois éviter de se limiter à appliquer arbitrairement un abattement pour occupation sur la valeur libre des terrains, ainsi que le pratiquent certains experts.

En effet la situation du marché des biens agricoles (et notamment des vignes) est très variable selon les régions et la moins-value pour occupation y est plus ou moins marquée (dans certaines régions on note des taux de l’ordre de 40 % sur la valeur libre alors que dans la majorité des cas ils se situent entre 12 % et 25 %).

Il faut donc se référer aux données du marché local, notamment dans les grandes appellations prestigieuses où les transactions sont rares et pour lesquelles certains achats ressortent plus de l’investissement foncier en vue d’une spéculation à moyen ou long terme que d’un désir d’exploiter le bien.

A titre d’exemple, cela a été notamment le cas dans les années 1980-2000 où se sont multipliés les GFA dits « investisseurs » créés par des organismes bancaires qui donnaient eux-mêmes à bail à des exploitants les propriétés achetées.

A l’exception de cette situation particulière, la moins-value n’en demeure pas moins particulièrement sensible lorsque les biens  sont grevés d’un bail de longue durée et que les facultés du propriétaire de le résilier ou de s’opposer à son renouvellement sont limitées.

Le « Guide méthodologique de l’expertise foncière et agricole », propose une méthodologie d’évaluation intégrant l’ensemble de ces éléments et selon le calcul suivant :

Taux de dépréciation = coefficient d’adaptation au marché immobilier local x (durée du bail restant à courir + faculté d’opposition à renouvellement + revenu locatif).

  • Le coefficient d’adaptation au marché, compris entre 0 et 1, correspond au marché local immobilier (0 lorsque la situation locative a peu d’importance – 1 lorsque c’est l’inverse.
  • Le coefficient de la durée du bail qui est fixé à 1 % par année restant à courir au bail initial.
  • Le revenu locatif correspondant à un pourcentage (entre 20 % et 5 %) qui est plus élevé si le revenu locatif annuel est faible par rapport au nombre d’années restant à courir.
  • Le pourcentage de dépréciation qui est compris entre 20 % (absence de possibilité de résiliation ou d’opposition au renouvellement du bail) et 0 % (reprise envisageable). Il dépend donc essentiellement des facultés juridiques pour le propriétaire-bailleur de mettre un terme au bail.

Concernant le coefficient d’adaptation au marché, il y aura lieu de rechercher l’attractivité des biens notamment lorsque l’on est en présence de terres de grandes cultures recherchées ou encore de vignes bénéficiant de grandes appellations (Bourgogne, Bordelais, Alsace ou encore Champagne) et à leur marché spéculatif des vins.

Une analyse de l’évolution des prix publiés par les SAFER peut être utile notamment lorsque les prix constatés décrochent de la valeur économique réelle.

Pour certains biens ces achats sont souvent le fait d’investisseurs souhaitant ajouter à leur patrimoine un domaine viticole prestigieux comme le démontrent les récentes ventes de vignobles portant sur des crus prestigieux ou classés. Il faut néanmoins préciser que si sur ce type de biens, le marché reste spéculatif, il ne repose pas sur un simple investissement foncier mais surtout sur la disposition de l’exploitation, les acquisitions de biens occupés étant quasiment inexistantes.

Enfin il faut préciser que compte tenu du renforcement important des obligations liées à l’appel public à l’épargne, les organismes bancaires ont généralement cessé de proposer à leurs clients des GFA investisseurs.

Si le coefficient de la durée du bail est mécanique et ne pose donc pas de difficulté, celui relatif au revenu locatif est plus délicat à appréhender.

Il faudra ici que l’expert ait une bonne connaissance du prix des fermages qui, rappelons-le, sont strictement règlementés dans chaque Département par des arrêtés préfectoraux fixant la valeur locative minimale et maximale de chaque catégorie de biens.

Il devra se demander si le prix appliqué entre les parties est faible, normal ou élevé en fonction des règles légales.

Mais le plus délicat serait surement d’estimer le coefficient sur les facultés de reprise.

B – SUR L’ANALYSE DES FACULTES DE REPRISE OU DE RESILIATION DE BAIL COMME ELEMENT ESSENTIEL DE LA DEPRECIATION.

Il s’agira ici d’étudier les facultés juridiques de résiliation ou d’opposition au renouvellement du bail à échéance. C’est l’élément essentiel guidant à la fois la méthode préconisée (puisqu’il rentre, selon le Guide, jusqu’à 20 % dans le coefficient de dépréciation) mais également dans toute autre méthode qui serait retenue.

En matière de baux ruraux (fermage ou métayage), le droit pour le fermier au renouvellement de son bail à son échéance (pour une nouvelle durée de 9 ans) est le principe et l’opposition à renouvellement l’exception.

La Loi, afin de pérenniser la stabilité des exploitants, a donc entouré la faculté du bailleur de s’opposer au renouvellement automatique du bail de conditions extrêmement restrictives que l’expert devra apprécier en fonction de chaque situation.

1 – Si le bailleur est une personne physique

Hormis de rares cas de résiliation (changement de destination des biens, résiliation judiciaire pour faute du preneur, etc…) ou de bail de plus de 25 ans ayant vocation à s’arrêter à son terme contractuel, la question va essentiellement porter sur la possibilité du bailleur de reprendre son bien à échéance du bail.

L’expert devra donc vérifier si le bailleur est susceptible de remplir les conditions de reprise pour exploitation personnelle telles que fixées par l’article L 411-47 du Code rural et de la pêche Maritime.

Il est rappelé sur ce point que cet article permet au bailleur de s’opposer au renouvellement du bail (sous réserve d’un congé délivré 18 mois avant le terme) pour reprendre le bien pour l’exploiter lui-même, ou le faire exploiter par ses descendants, son conjoint ou son partenaire de PACS.

Celui désigné comme le bénéficiaire de la reprise devra justifier, outre le fait qu’il n’aura pas atteint l’âge de la retraite, qu’il dispose du matériel nécessaire ou des moyens de l’acquérir et qu’il réponde aux conditions de diplôme ou d’expérience professionnelle requises par la loi (diplôme agricole minimum BEPA ou 5 années d’expérience professionnelle agricole acquise au cours des 15 dernières années sur une exploitation d’au moins 1/3 de la SAU, habitation proche permettant l’exploitation, etc…).

Bien évidemment l’expert devra également vérifier si des restrictions n’empêcheraient pas le bailleur de délivrer un congé, comme une situation d’indivision ou une mesure de protection judiciaire.

2 – Si le bailleur est une personne morale

Pour les biens détenus par des sociétés, l’article L 411-60 du Code rural et de la Pêche Maritime énonce :

« Les personnes morales, à la condition d’avoir un objet agricole, peuvent exercer le droit de reprise sur les biens qui leur ont été apportés en propriété ou en jouissance, neuf ans au moins avant la date du congé. (…). L’exploitation doit être assurée conformément aux prescriptions des articles L. 411-59 et L. 411-63 par un ou plusieurs membres des sociétés mentionnées au présent article. Toutefois, les membres des personnes morales mentionnées à la première phrase du présent article ne peuvent assurer l’exploitation du bien repris que s’ils détiennent des parts sociales depuis neuf ans au moins lorsqu’ils les ont acquises à titre onéreux. »

Aussi, pour qu’une personne morale (société) propriétaire puisse s’opposer au renouvellement d’un bail il est nécessaire :

  • Qu’elle ait un objet agricole, c’est-à-dire que son objet social l’autorise à exploiter.
  • Qu’elle soit propriétaire des biens depuis au moins 9 ans.
  • Qu’elle dispose du matériel nécessaire ou des moyens de l’acquérir.
  • Que l’un de ses associés soit désigné comme devant assurer l’exploitation au sein de cette société et qu’il réponde aux conditions de diplôme ou d’expérience professionnelle requises par la loi ( supra).
  • Que cet associé détienne ses parts depuis au moins 9 ans s’il les a acheté (ou s’il les a souscrites).
  • Que la société ait l’autorisation d’exploiter du contrôle des structures si cette dernière est nécessaire.
  • Que la société prenne l’engagement d’exploiter les biens pendant 9 ans.

La lecture du texte pose donc le principe que si une société propriétaire peut délivrer un congé dit « pour reprise », c’est dans l’optique qu’elle exploite elle-même le bien dont elle est propriétaire et non pour le faire exploiter par un de ses associés (même si cet associé doit être désigné comme celui qui assurera l’exploitation au sein de celle-ci) ou par un tiers. (En ce sens Cass. Civ. 3, 9 juin 2016 n° 15-12.285 et CA BASTIA 9 avril 2014 n° 13/231 ou CA DIJON 14 février 2013 n°1200160).

En ce qui concerne l’engagement d’exploiter les biens pendant 9 ans, cette obligation fait bien évidemment obstacle à l’hypothèse d’un congé pour vente. En d’autres termes, il n’est pas envisageable qu’un congé soit délivré pour permettre la vente du foncier. Seule une reprise pour que la société exploite elle-même est possible sous réserve que les autres conditions soient remplies.

3 – Si le preneur est une personne physique

L’expert devra ici vérifier si le preneur est susceptible de se voir délivrer un congé pour survenance de l’âge de la retraite.

L’article L 411-64 du Code rural et de la Pêche Maritime permet en effet au bailleur de s’opposer au renouvellement du bail si le preneur a atteint l’âge de la retraite à cette date, ou de limiter le renouvellement à chaque période triennale du bail renouvelé. Il devra également vérifier si le preneur n’aurait pas alors la faculté de s’opposer à ce congé en demandant la cession de son bail à un enfant, son conjoint ou à son partenaire de PACS qui rempliraient les conditions de participation aux travaux énoncées par l’article L 411-35 du code précité.

A noter toutefois que depuis la loi du 13 octobre 2014, le preneur a la possibilité de demander le report de plein droit de la date d’effet du congé lorsqu’il ne bénéficie pas de la retraite aux taux plein.

Il devra également adapter son évaluation à la mission qui lui est confiée.

En effet et comme il l’a été noté plus haut, s’il est nommé pour évaluer les biens  dans le cadre de la contestation du prix notifié au preneur pour son droit de préemption, la minoration devra être appliquée (Cass. Civ. 3, 9 novembre 2011 n° 10-24.687).

A l’inverse et s’il a été nommé pour évaluer les biens dans le cadre d’une succession et pour laquelle les biens seront attribués au fermier (accord de partage, attribution préférentielle, etc…), la minoration devra être écartée puisque le bail s’éteindra par la confusion de la qualité de bailleur et de fermier. (Notamment Cass. Civ. 1ère, 21 octobre 2015 pourvoi n° 14-24.926 et CA Reims, 21 déc. 2006 : Juris-Data n° 2006-332815) sauf si le bail a été consenti à des co preneurs, même conjoints (Cass. Civ. 1ière, 11 décembre 2001, n° 99-19.528).

4 – Si le preneur est une personne morale

Dans un tel cas, les mêmes dispositions que celles pour un preneur personne physique devront être recherchées à l’exception bien entendu de l’article L 411-64 du Code rural et de la Pêche Maritime puisqu’une personne morale n’atteint pas l’âge de la retraite.

A noter toutefois, en matière d’évaluation des biens dans le cadre d’une succession, qu’un récent arrêt de la Cour de Cassation a jugé que dans le cas d’un bail consenti à une société dont les deux attributaires des biens étaient les seuls associés, la minoration devait être appliquée si chaque attributaire n’avait pas le pouvoir seul de résilier le bail   (Cass. Civ. 1ière 7 décembre 2016 – Pourvoi n° 15-28.154).

L’expert devra donc rechercher, dans ce cas de figure, si l’attributaire des biens dispose de la majorité requise au sein de la société fermière pour résilier le bail.

On aura donc compris toute la difficulté que rencontre un expert pour estimer la dépréciation de la valeur d’un bien liée à l’existence d’un bail, laquelle doit reposer sur des situations de faits et sur une stricte analyse juridique de ces situations.

 

Stéphane de Sèze

Avocat spécialiste en droit rural

Cabinet De SEZE & BLANCHY

Octobre 2018